Ethnographie et Historiographie d’une communauté acculturée au sein d’une Ethiopie confrontée à un regain des revendications ethniques et régionalistes.

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Source gadaa.com

Cette série d’article relate une ethnographie et une historiographie en pays Kemant en 2015.  Cette communauté est au coeur d’un conflit armé qui oppose les autorités régionales éthiopiennes de Gondar et une partie du peuple Kemant qui revendique une indépendance régionale. Le rapport des forces asymétriques entre les deux protagonistes met en péril la survie de la culture Kemant vieille de plusieurs siècles et qui connut son apogée au XVIème siècle à l’époque du royaume de Gondar, fief de la monarchie éthiopienne. A travers ce blog des extraits d’un mémoire soutenu à l’EHESS en 2016 seront mis en ligne au fil des semaines avec une bibliographie postée à l’issue de ces épisodes.

Parmi les nombreux peuples[1]qui constituent la mosaïque ethnique éthiopienne, les Kemant[2], à en croire le faible nombre d’ouvrages qui leur sont consacrés, semblent avoir été les oubliés de l’histoire alors que leurs proches voisins, les Falacha[3] ou Beta Israël, d’origine agaw eux aussi, ont été sous les lumières médiatiques durant ces trente dernières années. Les événements sanglants de 2015 et 2016 placent soudainement la question Kemant au cœur de l’actualité à travers un conflit armé qui oppose les forces militaires gouvernementales de la région de Gondar (Nord de l’Ethiopie) aux populations civiles et groupes nationalistes Kemant.

Dès 1872 le linguiste et géographe français Joseph Halévy mentionne succinctement la population Kemant lors de son étude des Falacha : « […]et lorsque j’ai fait la connaissance des Qemantes, peuplade déiste, d’origine agaou, habitant depuis Wahni jusqu’à Djanfankara, j’ai été frappé de la ressemblance entre eux et les Falacha relativement à la physionomie et au dialecte .»(HALÉVY, 1872: 284).

Que ce soit Halévy ou quelques années auparavant l’explorateur savant Antoine d’Abbadie d’Arrast, la possibilité de découvrir un judaïsme primitif ou dissident à travers les Falacha semble supplanter l’intérêt porté au païen Kemant. La découverte des premiers noirs Juifs semble attirer davantage les chercheurs occidentaux ayant comme registre de référence l’Ancien et le Nouveau Testament et en prise avec un public avide de révélations spectaculaires sur l’histoire du monothéisme chrétien et/ou hébraïque.

D’un point de vue historique et anthropologique, l’étude des Kemant s’avère relativement complexe car c’est une communauté de culture orale, dans un processus continu et graduel d’acculturation et/ou d’assimilation depuis la fin du règne du roi Théodros II en 1868.

Antoine D’Abbadie mentionne déjà  dans ses relevés de note de la fin du XIXème siècle que leur langue vernaculaire, le kemantinya était dans une phase de déclin au profit de l’amharique. Depuis le XIXème siècle plusieurs chercheurs éthiopisants relèvent la prédominance de la langue amharique( langue utilisée par l’administration en Ethiopie et dans la plupart des média ). Conti Rossini dans les années 40, Tubiana en 1950, Gamst en 1969 et Leyewen en 2003 s’alarment de la quasi-disparition de la langue Kemant.

L’anthropologue Frederick Gamst (1969: 6) estime au cours de son ethnographie publié en 1969 à près de 8000 le nombre de locuteurs kemantinya. Près de trente ans plus tard selon le recensement de 1994 du CSA[4], c’est le nombre de 1625 qui est avancé. Une analyse plus approfondie de cette enquête révèle que 3174 locuteurs Kemant supplémentaires précisent parler leur langue originel en langue secondaire.

En 2007, le faible nombre de locuteurs kemant et le fort taux de conversions au christianisme motivent le CSA pour ne plus recenser la communauté Kemant dans ces statistiques. Ce recensement de 2007 fait l’objet de controverses du fait des soupçons de manipulations des données sans doute motivées par la crise du modèle politique fédéraliste en Ethiopie.

Photo :
Portrait de Téwodros II, empereur d’Éthiopie (1855-1868). Héros des Kemant

Leur religion

Le terme de « pago-hébraïque » est fréquemment utilisé pour qualifier leur religion et fait l’objet de peu de discussion. Toutefois, le linguiste et ethnologue  Joseph Tubiana ne relève aucune pratique juive au sein des Kemant. Qu’est-ce que le paganisme Kemant ? Que veut-on dire par hébraïque ? Des influences bibliques ou plus simplement l’influence d’un christianisme éthiopien déjà très hébraïsant. Ce qualificatif générique de « pago-hébraïque » mérite un détour critique qui sera exposé au cours de travail.

A titre de comparaison relève Joseph Tubiana, leurs voisins agaw, les Falacha, ont résisté davantage à l’assimilation religieuse. Ils ont bénéficié de leur judaïté qui a motivé la visite de chercheurs[5], mécènes et « missionnaires » juifs entre le début et la moitié du XX ème siècle qui ont renforcé leur identité culturelle.  Pour l’ethnologue, leurs fortes convictions en matière de pureté et le sentiment d’appartenance à un Jérusalem fantasmé ont joué le rôle « d’une bouée de sauvetage » (TUBIANA, 2000:116).

Les Kemant semblent à la marge sur cette scène ethnique constituée de civilisations de l’écriture (Amhara et Falacha) à l’opposé de leur société reposant sur l’oralité et perçue comme mystérieuse par leurs voisins.

La stigmatisation des sociétés sans écriture

Tubiana confirme bien que cette différence de traitement et/ou de stigmatisation entre Falacha et Kemant trouve sans doute son origine dans l’absence de toute liturgie écrite kemant a contrario de leurs voisins Falacha dotés d’ouvrage de prières en langue guèze comme les chrétiens orthodoxes éthiopiens. Cette prépondérance donnée à l’écrit dans la société Amhara et dans une moindre mesure chez les Falacha alimentent une certaine aigreur des Kemant vis-à-vis des Falacha relève Tubiana. L’un deux lui confie en évoquant sa religion par comparaison à la leur en 1950 : « notre religion n’est pas plus mauvaise que la leur » (TUBIANA, 2000:116)

Ces sociétés orales, excentrées géographiquement, à la marge des autres communautés amène le chercheur à s’interroger sur la façon de les étudier.

D’un côté les ethnologues d’antan à la recherche de sociétés vierges, non contaminées par les contacts occidentaux, avec en arrière plan une image Rousseauiste de la figure du « civilisé » et du « bon sauvage » : la question philosophico-anthropologique classique de l’opposition entre Nature et Culture; et de l’autre des ethnologues désireux d’explorer le changement culturel « cultural change » et la résolution des conflits sociaux. Cette école de pensée anthropologique a été impulsée par l’anthropologue britannique Max Glukman, fondateur de l’école de Manchester en 1947.

 

[1]           Selon le recensement éthiopien, CSA, de 1994, près de 80 peuples constituent la nation éthiopienne . Par « peuple » on entend des déterminants « ethniques » présumés qui caractérisent ces habitants. Environ 170000 Kemant sont recensés.

[2]           Nous retiendrons la proposition du linguiste Joseph Tubiana de transcrire Kemant avec un K et non un Q (Qemant, orthographe très usitée en anglais) car le son Q est dû à l’influence de l’amharique. Ce choix est arbitraire et ne répond à aucune convention puisque les deux orthographes sont acceptées.

[3]           Les Falacha ou juifs Ethiopiens se désignent aujourd’hui par le terme de Beta-Israël, « la maison d’Israël ». Étymologiquement Falacha signifie en langue guèze « exilés ». Historiquement le terme Falacha est le seul usité, mais il renvoie à une dénomination péjorative qui s’est amplifiée depuis l’arrivée des premiers missionnaires israéliens dans les années 1960 leur préférant le terme plus judaïsant de Beta Israël . Nous utiliserons indifféremment dans ce travail le terme de Falacha, Juifs éthiopiens ou Beta Israël.

[4]           Central Statistical Agency of Ethiopia (CSA)

[5]           Nous faisons ici allusion à Joseph Halévy et Jacques Faitlovitch pour leurs travaux et actions pour faire connaître les Falashas comme une communauté juive en Ethiopie.

 

 

Les Kemant d’Ethiopie
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